Frédéric Pagenel

Cet homme ne parle pas, il ne dit jamais un mot, il fait des gestes et produit des sons plus ou moins intenses, aigus, pour exprimer ses humeurs, pour demander quelque chose, pour se rendre quelque part pour qu’on lui ouvre une porte. Il passe beaucoup de temps dehors très discrètement. Ses activités sont secrètes et l’occupent tout seul. Il y a dans son univers un lieu qu’il fréquente régulièrement, c’est un atelier de peinture. Je lui ai proposé de s’y rendre en ma compagnie depuis qu’il a été ouvert et il ne manque pas d’y venir quand cela lui est possible. Il ne faut pas que certains autres s’y trouvent en même temps que lui, il faut que ce soit le bon moment. Il sait très bien marquer son refus. Lorsque c’est possible pour lui, il se présente devant la porte de cet atelier où je l’accueille.

Il pose son blouson sur le dossier d’une chaise, indique un tablier, je le lui donne, et il s’installe devant un chevalet de table. Il tend la main vers le placard où sont rangées les feuilles ou bien vers un travail en cours qu’il a envie de poursuivre. Je lui approche ce qu’il demande. Lorsque le support est en place il indique avec vivacité les bidons de couleurs. Son style, c’est toujours la hâte dans tout ce qu’il fait. Je prends un des bidons, gouache ou peinture acrylique selon le support, il a une préférence pour l’acrylique qui est plus épaisse, plus pâteuse, et je verse un peu de matière colorée sur une palette. Il marque son accord et me montre une autre couleur que je dois lui fournir. Il exprime son agacement si je ne prends pas la bonne couleur ou si je n’en verse pas suffisamment à son goût. Cela jusqu’à ce qu’il soit satisfait de sa palette du jour. Ensuite il choisit dans un pot garni d’ustensiles divers, qui un couteau à peindre, qui une brosse ou un rouleau, à sa guise.

Il est prêt à peindre. Mais il ne peint pas tout de suite. Ce n’est pas un geste mécanique juste télécommandé par les objets qui se trouvent devant lui. Il se donne un temps plus ou moins long à attendre devant sa toile, à rêvasser, en tirant sur la peau de son cou, d’un geste qui lui est familier, comme on attend la température idéale avant de boire son café. Lorsqu’il commence à peindre, il prend la couleur et la dépose sur  le support avec des écritures différentes selon l’outil choisi. C’est remarquable cette manière qu’il a de poser les couleurs avec le même pinceau, délicatement, avec précision, sans mélanger sans rincer son pinceau. S’il a pris un rouleau, il n’a pas la même manière de peindre, il utilise l’outil avec discernement et couvre à peu près toute la surface d’arabesques de couleurs un peu mêlées entre elles. Il laisse cependant des blancs, des petites zones non peintes qui donnent une respiration à ce qu’il fait. Tout n’est pas pensé, la place est laissée à l’aléatoire, à la surprise de découvrir ce qui s’est déposé par hasard sur la toile. Un grand peintre comme Francis Bacon explique très bien que sa peinture est dépendante de ce qui arrive fortuitement sur la toile et que son effort va consister ensuite à intégrer cet accident, cet imprévu. Georges Matthieu a même dit qu’il se soumet entièrement à ce premier geste déposé qui est la trame, la colonne vertébrale de ce qui va lui permettre de poursuivre et de terminer le tableau. La démarche picturale quasi instinctive de Frédéric est à la source de ce que de grands maîtres ont voulu toute leur vie durant approcher.

« Toute habitude rend notre main plus malicieuse et notre malice moins adroite »

Nietsche, le Gai Savoir.